· 

De Monbéliard à Monaco, la saga des comtes de Ferrette

La petite bourgade de Ferrette est peu connue des touristes qui chaque année envahissent certains villages pittoresques de l'Alsace. Entourée d'un paysage vallonné et parsemé d'étangs, aux confins de l'Alsace et au pied du Jura Suisse, elle semble s'être assoupie au pied de la ruine encore majestueuse de son vieux manoir. Pourtant, elle a été le chef-lieu d'un comté prestigieux et le berceau d'une famille seigneuriale, les comtes de Ferrette, issue de l'ancienne chevalerie et qui faisait partie de la plus haute noblesse d'Alsace jusqu'à son extinction en 1324 avec la mort d'Ulrich III et le mariage de Jeanne de Ferrette avec le duc d'Autriche Albert le Sage, fils d'Albert 1er roi de Germanie.

 

L'origine des comtes de Ferrette

 

Un petit aperçu généalogique permet d'éclairer l'origine des comtes de Ferrette. Ils sont issus de la famille seigneuriale des comtes de Montbéliard. Louis 1er de Mousson et de Montbéliard (1015 ? - 1071?) a épousé la fille aînée du duc Frédéric II de Lorraine, Sophie de Bar, ce qui va lui permettre d'entrer en possession des importants domaines de Bar et de Mousson. Il est le fils de Richwin comte de Scarpone (990 ? - 1028?). Le « pagus scarponensis » est une circonscription administrative mérovingienne héritée de l'époque gallo-romaine et située au nord de Toul. Il faut se rappeler aussi que Richwin avait épousé Mathilde Hildegarde d'Eguisheim, une sœur du pape Léon IX, ce qui explique vraisemblablement aussi les importantes possessions de cette famille seigneuriale en Alsace et en Franche-Comté.

 

Le fils de Louis 1er, Thierry 1er, mari d'Ermentrude de Bourgogne, va lui succéder, puis, le domaine sera partagé, comme il était de coutume, entre les trois fils de ce dernier, Thierry II (1080 – 1163) qui conservera le comté de Motbéliard, Renaud (1080 ? - 1149) dit le borgne qui entra en possession du comté de Mousson et de Bar et Frédéric qui sera le premier comte de Ferrette (1080 ? - 1160) sous le nom de Frédéric 1er. Thierry II avait épousé Gertrude de Habsbourg, Renaud avait épousé Gisèle, dame de Vaudémont, la fille de Gérard 1er d'Alsace et Frédéric avait épousé en première noce Pétrissa la fille du duc Berthold II de Zähringen et en deuxième noce la sœur de Gisèle, Stéphanie de Vaudémont. Ces alliances avec des familles ducales ou comtales prouvent bien l'importance du rôle que pouvait avoir cette famille à l'époque.

 

Les débuts du comté

 

C'est en 1125 que Frédéric quitta le château de Montbéliard où il résidait avec son frère Thierry pour s'installer sur le rocher de Ferrette. Cet endroit, qui va donner le nom à la famille et qui est déjà mentionné dans une charte de 1105, présentait un intérêt stratégique car ce piton rocheux dominait les alentours et était situé sur l'ancienne route romaine menant de Bâle à Besançon. Frédéric 1er, issu d'une famille de culture romane, s'installa donc dans un territoire dépendant de l'empire romain germanique. Il a été à l'origine de la fondation du prieuré de Feldbach et fit don de l'église d'Altkirch à l'abbaye de Cluny qui y installa Morand comme deuxième prieur, qui deviendra le saint patron du Sundgau. Frédéric s'est éteint vers 1160 et fut enterré à l'abbaye d'Oelenberg, le prieuré de Feldbach étant encore en construction.

 

Louis 1er (1144 ? - 1191?), fils de Frédéric et de Stéphanie de Vaudémont, épousa Richenza, la fille du comte Werner de Habsbourg, et succédera à son père. Sans renier ses origines romanes il sera un proche de l'empereur Frédéric Barberousse et participera même à la troisième croisade en 1189 d'où il ne reviendra pas, sans que l'on connaisse les circonstances exactes de sa mort. Au cours de son règne il va développer les possessions de la famille grâce en particulier à l'héritage laissé par sa mère et celui d'un oncle maternel, Ulrich d'Eguisheim, mort sans laisser de successeur.

 

Son fils, Ulrich 1er ( ? - 1197) va lui succéder mais le règne sera de courte durée car il fut assassiné le 27 septembre 1197 par Otton 1er, comte palatin de Bourgogne et frère de l'empereur Henri VI de Hohenstaufen, qui cherchait à s'accaparer des possessions en Alsace. Sur des terres appartenant aux Eguisheim, Ulrich va fonder, avec le concours de l'abbaye de Lucelle, l'abbaye cistercienne de Pairis

 

La malédiction de la famille

 

C'est son frère, Frédéric II qui va lui succéder et épouser Heilwige d'Urach, fille du comte d'Urach et d'Agnès de Zähringen. Frédéric II eut à faire face à de nombreux conflits territoriaux notamment avec le comte de Montbéliard Richard de Montfaucon, avec l'abbé de Murbach ou avec l'évêque de Bâle Henri de Thoune. Ce dernier, lors d'une tournée d'inspection du prieuré d'Altkirch fut même capturé avec sa suite, dépouillé et libéré contre rançon. Cette affaire entraînera la réprobation générale et conduisit jusqu'à son excommunication. Pour se racheter il dut rendre les territoires confisqués à l 'évêché de Bâle et faire amende honorable en se soumettant à l' « hanescar », cérémonie de pénitence qui consistait à traverser la ville de Bâle recouvert d'un objet infamant.

 

Son fils Louis, dit le colérique, s'opposa à son père et l'assassina au cours d'une rixe en 1233. Auguste Quiquerez, ingénieur, historien, homme politique, préfet du district de Delémont va créer l'événement en affirmant avoir découvert dans les archives de famille d'un ancien moine de Lucelle une confession de Ulrich, frère de Louis, révélant que c'est lui qui aurait été l'auteur de l'assassinat. Christian Wilsdorf, archiviste du Département du Haut-Rhin va révéler que ce document est en réalité un faux.

 

Frédéric II ainsi que son frère résidèrent plus volontiers à Thann où il fit reconstruire le château appelé Engelbourg. L'ancien château, occupé par le bailli, se trouvait au-dessus de Vieux-Thann à proximité du lieu-dit Drachenfels. Il revendiqua aussi ses droits à la succession des comtes d'Eguisheim, famille qui s'éteignit avec la mort du comte Albert de Dabo-Moha puis de sa fille Gertrude de Dabo en 1225. Cette succession va le mettre encore en conflit avec l'évêque de Strasbourg Berthold de Teck et son allié le landgrave Albert de Habsbourg. Ce différend va se solder par sa défaite lors de la bataille de Blodelsheim. Un traité de paix signé en 1230 va accorder aux Ferrette le fief de la seigneurie du Hohnack et du Val d'Orbey.

 

Ulrich, frère de Louis le colérique, va succéder à Frédéric II et régner sous le nom d'Ulrich II, sur un comté affaibli par la succession des guerres entreprises par son père. Il fut contraint d'abandonner au profit de l'évêque de Strasbourg le château et le péage de Thann ainsi que les droits sur les châteaux d'Eguisheim. Avec l'appui de son frère Berthold qui devint évêque de Bâle, il se lança dans une vaste opération de reconquête, pactisa avec l'évêque de Strasbourg, obtint en fief le château de Thann et son péage, le Weckmund et le Dagsbourg ainsi que les châteaux du Hohnack et du Wineck. Il va vendre le comté à l'évêque de Bâle qui le lui restituera sous forme de fief oblat. De son mariage avec Agnès de Vergy, issue d'une grande famille bourguignonne, il aura trois fils et trois filles.

 

L'extinction de la famille

 

Son fils Thiébaut 1er (1250 ? 1310) va lui succéder, fidèle soutien d'Adolf de Nassau élu roi de Germanie, il deviendra bailli impérial mais dut se soumettre plus tard à Albert 1er de Habsbourg lorsque celui-ci accédera au trône. C'est Thiébaut qui fit ériger la première église de Thann dédiée à Saint Thiébaut dont la vénération est le résultat, selon Christian Wilsdorf, d'une confusion entre l'ermite Saint Thiébaut de Provins de la famille des comtes de Champagne, mort en Italie en1066, et de Saint Ubald évêque de Gubbio mort en 1060 et dont la relique, un morceau de peau détaché de son pouce, est encore conservée dans la collégiale. Cette confusion s'expliquerait aussi par la situation de Thann, lieu de péage sur l'axe routier d'Italie vers l'Ile de France et les Flandres qui passait par la vallée de la Thur et le col du Bussang.

 

Thiébaut eut 5 enfants de sa première union avec Catherine de Klingen et se remaria avec la Jeune de Blamont. Ulrich, le fils aîné de Thiébaut, seigneur de Rougemont après son mariage avec Jeanne de Montbéliard, va lui succéder sous le nom de Ulrich III. Après la mort de son frère, Jeanne de Montbéliard hérita du comté et de la forteresse de Belfort. Ulrich va s'efforcer de consolider le comté face à l'emprise de l'abbaye de Murbach en s'emparant de Wildenstein dans la haute vallée de Thur et en y installant son vassal Pierre de Bollwiller. Il est aussi à l'origine du château du Herrenfluh situé sur les terres de Murbach. De santé fragile et n'ayant pas de successeur mâle il essaiera d'imposer ses filles Jeanne et Ursule à la tête du comté et s'éteindra en 1324 à l'âge de 45 ans.

 

Le duc d'Autriche, Albert II de Habsbourg, fils d'Albert 1er roi de Germanie, va épouser Jeanne de Ferrette le 13 mars 1324 et accroître les anciennes possessions de la famille en Haute-Alsace (Ensisheim, Hohlandsbourg, Val de Villé, Landser, Delle) malgré l'inféodation de ces nouveaux territoires à l'évêché de Bâle. Ursule, la sœur de Jeanne renoncera à l'héritage en échange d'une importante compensation financière.

 

Ferrette et les Habsbourg

 

Après ce mariage les Habsbourg vont étendre leur influence sur la Haute-Alsace à l'exception des possessions de l'évêque de Strasbourg (Obermundat), de celles des ducs de Wurtemberg (Horbourg et Riquewihr) et des villes d'Empire. Les difficultés financières obligèrent les Habsbourg à engager certaines de leur possessions. Plusieurs de ces créanciers nobles s'installèrent dans le Sundgau et érigèrent des châteaux comme les Reich de Reichenstein, les Eptingen, les Reinach, les Zu Rhein ou les Baerenfels.

 

A la fin du 14ième siècle le comté fut envahi par les Bâlois (1354 et 1369) et par les mercenaires de la Guerre de Cent Ans conduits par Enguerrand de Coucy, dont la mère était une fille d'Albert 1er, et qui avait des prétentions sur l'héritage des Habsbourg. En 1386, la bataille de Sempach qui a entraîné la mort du duc Léopold III a aussi décimé la noblesse du Sundgau.

 

C'est l'épouse de Léopold IV, Catherine de Bourgogne qui administrera depuis Ensisheim les possessions dites de l'Autriche Antérieure. Sous le règne de Frédéric III, c'est son cousin Sigismond qui exerça la Régence sur les possessions occidentales. Placé sous la pression des cantons suisses et sur les conseils de Pierre de Morimont, il va engager ces terres pour 50000 florins au duc de Bourgogne, Charles le Téméraire par le traité de Saint-Omer.

 

Le comté fut envahi par les Armagnacs (1439, 1444) et par les Bâlois en représailles après la bataille de Saint-Jacques (1443). Après le rachat du gage, l'exécution du bailli Pierre de Hagenbach à Brisach (1469) et la défaite et la mort de Charles le Téméraire à la bataille de Nancy (1477) les terres du Sundgau retournèrent à l'Autriche.

 

Avec l'accession au pouvoir de Maximilien d'Autriche les terres alsaciennes furent gérées directement par l'Empire. Cette situation va se poursuivre sous son petit-fils Charles Quint et sous le frère de celui-ci, l'archiduc Ferdinand. Puis, l'administration va être confiée à des membres de la famille des Habsbourg qui, pour la plupart vont résider à Innsbruck. Pendant la Guerre de Trente Ans (1618-1648) et l'invasion des troupes suédoises à partir de 1632, la contrée fut entièrement dévastée.

 

Inventaire des possessions avant la Guerre de Trente Ans

 

L'état des possessions a été décrite par J. B. Ellerbach dans son ouvrage « Der dreissigjährige Krieg im Elsass » de 1912. Il peut se résumer comme suit :

 

La seigneurie de Ferrette, la ville avec ses châteaux (Oberschloss et Unterschloss), les villages environnants, le prieuré de Feldbach et l'abbaye cistercienne de Lucelle et la seigneurie de Morimont avec son château.

 

La seigneurie d'Altkirch avec son château et son prieuré Saint-Morand, Altenach et son château, les village environnants y compris Zillisheim et son château.

 

La seigneurie de Thann avec la ville de Thann, sa collégiale dédiée à Saint Thiébaut, le monastère fransiscain, celui des capucins datant de 1621, le couvent des dominicains de Vieux-Thann, le château construit par le prévôt Truchsess de Rheinfelden au-dessus de Vieux-Thann, le château de l'Engelbourg, les villages environnants, le bailliage de Traubach ainsi que des fiefs à Kingersheim, Schweighouse et son château ou Wittelsheim.

 

La seigneurie de Belfort : la ville de Belfort avec son château, la collégiale, le couvent des capucins, les villages environnants et le baillage d'Angeot. La seigneurie de l'Assise avec Andelnans et son prieuré, la seigneurie de Rosemont, la seigneurie de Delle (Datenried), son château et les villages environnants.

 

La seigneurie de Florimont, celle de Montreux et celle de Gradvillars.

 

La seigneurie de Rougemont avec son château et les villages environnants.

 

De Mazarin à Grimaldi

 

Par les traités de Westphalie ces possessions vont aller au roi de France qui, par lettre patente de 1658, va léguer à Jules de Mazarin, en récompense des services rendus, « le comté de Ferrette, les seigneuries de Belfort, Delle, Thann, Altkirch et Issenheim ». Mazarin, qui avait de deux de ses sœurs sept nièces, surnommées avec malice « les mazarinettes », légua ces biens à Hortense de Mancini, la plus belle et sa préférée, et à son époux Charles-Armand de La Porte marquis de Meilleraye qui prit le nom de duc de Mazarin.

 

La vie d'Hortense de Mancini fut assez mouvementée, malheureuse d'être mariée à un mari bigot et jaloux, elle va s'enfuir chez sa sœur à Rome, revenir à Chambéry avant de se réfugier en Angleterre où elle devient pour un temps la protégée du roi Charles II. Prise par le démon du jeu elle va décéder en 1699 à Chelsea dans un certain dénuement.

 

C'est une descendante d'Hortense de Mancini et de Charles-Armand de La Porte, Louise Félicité d'Aumont qui va épouser en 1777 Honoré Charles Grimaldi duc de Valentinois et prince souverain de Monaco, dernier comte de Ferrette avant la Révolution.

 

Bruno Meistermann 08/04/24

 

Sources bibliographiques indicatives :

 

Si Ferrette m'était « comté » : Société d'Histoire du Sundgau présidente Gabrielle Claerr Stamm 2006

Dans la vallée de la Thur au 13ième et 14ième siècle : Christian Wilsdorf : Bulletin Philologique et Historique 1967

Le comté de Ferrette (1100 – 1324) Christian Wilsdorf Bulletin de la Société d'Histoire et du Musée de la ville et du Canton de Huningue 1961

Histoire des Comtes de Ferrette : Auguste Quiquerez : 1863

Les comtes de Ferrette.pdf
Document Adobe Acrobat 1.5 MB

Écrire commentaire

Commentaires: 0

A la une

De Bergheim à Saint-Hippolyte !

Les dessous d'un coup d'état !

Fulrad, abbé de Saint-Denis, chapelain et éminence grise du régime des carolingiens !