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La dernière impératrice : Sainte Richarde et la fin de la dynastie carolingienne

 

Traduction partielle et libre d'un article publié par Racha Kirakosian

dans Women's History Review le 16 mars 2020

 

L'empire carolingien a laissé son empreinte sur l'Europe médiévale bien après que la maison franque ait cessé de fournir des empereurs et des rois. Un des effets marquants est l'augmentation de l'alphabétisation et en général de l'activité scripturale à la suite de la réforme monastique du IXième siècle. Les femmes nobles ont participé à cet accroissement des connaissances même si on ne les considère que rarement comme étant des acteurs politiques importants. L'une de ces femmes n'est autre que Sainte Richarde, la dernière impératrice carolingienne. Comme épouse elle était un atout politique et portait l'espoir de l'avenir de la dynastie, comme femme divorcée elle a posé les fondements d'une communauté durable de moniales et post-mortem on va se souvenir d'elle comme d'une vierge sainte qui a survécu à l'épreuve du feu. Son histoire a fasciné les historiens contemporains et les chroniqueurs mais elle n'est guère mentionnée dans les recherches modernes sur les carolingiens. Cette étude est consacrée aux premiers récits des événements entourant le divorce du couple impérial qu'elle formait avec Charles III dit le Gros.

 

La vie de Sainte Richarde est connue à travers des documents datant de son époque et des écrits ultérieurs qui vont accroître et embellir son image. A côté des diplômes et des récits, mon enquête s'est aussi portée sur les chroniques et les annales qui permettent de forger la vision de la fin de l'empire carolingien. Elle se situe à la croisée des chemins entre approche de l'histoire des femmes et analyse des textes littéraires et permet de mieux comprendre la manière dont les représentations du passé ont été construites. Pour la période carolingienne, Janet L. Nelson a montré comment les textes narratifs peuvent nous éclairer afin d'évaluer le passé.

 

L'histoire de la dernière impératrice nous éclaire sur la conception qu'avaient les carolingiens du mariage, du divorce et de la sexualité. De plus, il illustre le processus de construction d'une légende qui débute par une impératrice puissante et peu-être adultère et se termine par la représentation d'une sainte endurant l'épreuve de l'ordalie revêtue de sa cape enduite de cire. Alors que la chronique impériale ne commente pas la virginité de Richarde, d'autres récits médiévaux dépeignent son mariage comme n'ayant jamais été consommé, détail essentiel pour justifier l'issue du divorce par l'annulation du mariage qui laisse au souverain la possibilité de se remarier. Les différentes interprétations de la légende nous amènent à nous poser des questions sur ce qui se cache derrière ces récits, sur le personnage même de Richarde, à la lumière des sources historiques. Avant d'analyser la chronique impériale et de la replacer dans son contexte historique marqué par la fin de l'empire carolingien, nous devons nous pencher sur le personnage de Richarde en nous demandant comment il est devenu cette image de vierge sainte et parfaite.

 

La formation de la légende du procès par le feu a certes été amplifiée par l'attention que portait le pape Léon IX au culte de la sainte mais Richarde devait déjà être populaire de son vivant c'est-à-dire vers l'an 900. Les premiers chroniqueurs s'intéressaient non seulement à la personne de l'empereur mais aussi à elle et soulignaient son innocence. Les premières sources visent à embellir l'image de Charles et de son entourage auquel appartenait Richarde. Nous ne pouvons donc pas faire entièrement confiance à la narration des événements. Même si le règne de Charles était souvent considéré comme un échec, l'existence d'une femme adultère aurait provoqué le scandale. Sa virginité est finalement exaltée et bien que la chasteté était généralement considérée comme louable dans le cadre d'un lien conjugal dit « mariage de Joseph », l'abstinence sexuelle de l'empereur faisait mauvais effet et signifiait l'échec de l'empereur à assurer sa succession. Pour Richarde cela voulait dire l'innocence et lui conféra une aura de la sainteté.

 

 

Richarde et son lien conjugal avec Charles le Gros

 

Des sources contemporaines décrivent Richarde comme une impératrice puissante, attachée à la gestion et à l'expansion des possessions monastiques, ce qui amplifiait son influence politique. Elle descendait d'une famille aristocratique franconienne de Haute-Rhénanie et son mariage en 861 ou 862 avec Charles était le fruit d'un arrangement politique. Son père, Erchanger, était proche de l'entourage de Lothaire 1er et reçut de ce dernier, en échange de services rendus, des terres en Alsace. Plus tard, Louis le Germanique, négocia en vain avec son neveu Lothaire II pour entrer en possession des terres alsaciennes. Il arrangea finalement le mariage de Charles avec Richarde pour s'attacher ces possessions à la couronne. La dote englobait des domaines situés dans le Brisgau (rive droite du Rhin) et Louis le Germanique a richement comblé sa belle-fille de manoirs situés à proximité des territoires d'empire et de l'évêché de Strasbourg. Il installa Charles comme comte du Brisgau, domaines jadis détenus par la famille de Richarde. Après la mort d'Erchanger en 864, Richarde hérita des biens de son père et l'Alsace devint une partie du royaume de Charles le Gros en 877. C'était encore le cas lorsque la Lotharingie tomba aux mains de Louis le Jeune en 880.

 

Un an plus tard, Charles accéda au trône impérial. Le remaniement territorial de cette période favorisa Charles et Richarde et cette dernière pu encore agrandir ses possessions dans les années suivantes. En 878 Charles donna à Richarde les monastères situés dans la région du Rhin Supérieur de Säckingen et de Zurich. En 880 ces possessions sont confirmées par une charte impériale et en 881 Charles lui fait don du couvent de Saint Marin à Pavie et de celui de Zurzach. Ces dons témoignent du pouvoir de Richarde, ancré dans le contexte géopolitique et monastique de l'époque.

 

Richarde était une femme instruite qui maîtrisait le latin. C'est la seule femme mentionnée comme emprunteuse de livres dans le catalogue de la bibliothèque de Saint-Gall. Cette abbaye bénédictine était proche des carolingiens (par exemple Notker de Saint-Gall dédicaça sa Gesta Karoli à Charles le Gros), était un important centre de formation et disposait d'un important fond de manuscrits. Les annotations insérées dans le catalogue servaient à rappeler au bibliothécaire que des livres étaient prêtés à des étrangers. Richarde y figure comme ayant consulté les sermons sur Ézéchiel de Grégoire le Grand et le commentaire sur Jonas de Jérôme tandis que son mari avait emprunté l'un des volumes des homélies de Grégoire le Grand sur les Évangiles. Les archives révèlent que Charles et Richarde aimaient lire et étaient soucieux, comme d'autres nobles laïcs, de leur élévation morale. L'évêque Liutward de Vercelli qui appartenait à l'entourage proche du couple emprunta également plusieurs livres à Saint-Gall, deux des quatre volumes des lettres de Jérôme et le recueil de la vie des pères mineurs.

 

Richarde était active comme intermédiaire entre l'empire et l'église comme le montrent deux interventions auprès du pape Jean VIII. En 882 Jean VIII adressa une lettre à Richarde et à l'évêque Liutward de Vercelli pour demander de l'aide contre les Sarrasins. Plus tôt, la même année, il avait adressé une lettre à Charles en personne lui demandant de défendre l'église. Il va réitérer la même demande en 882, adressée à Richarde et à Liutward plutôt qu'à Charles. Ces appels répétés à Richarde permettent de penser que cette dernière a compensé le manque de compétence diplomatique de son mari. Quoi qu'il en soit il est clair qu'elle était reconnue comme une politicienne influente.

 

 

L'impression de faiblesse laissé par l'empereur est souligné par les récits historiques comme le soulignent Marios Costambeys, Matthew Innes et Simon MacLean dans « Le monde carolingien «  :

 

  • Charles est généralement considéré comme un roi particulièrement faible s'opposant en vain à une marée historique qui submergeait l'empire pour laisser la place aux royaumes de France et d'Allemagne. Mais c'est sans doute une caricature faite par des sources opposées à l'empereur. En réalité c'était un dirigeant énergique et compétent dont l'action a été couronnée par un succès relatif. -

 

Notre étude de la personnalité charismatique de Richarde est peut-être victime de cette tradition qui avait la tentation de blâmer l'empereur et de magnifier sa femme, considérée comme plus compétente, en cette fin de règne dynastique des carolingiens. Charles a été condamné pour ne pas avoir laissé d'héritier alors que Richarde a été louée pour sa virginité. En 887 leurs chemins se sont séparés après des révélations dirigées contre elle. L'impératrice, sans enfants, a été accusée d'adultère avec l'évêque Liutward. En invoquant sa virginité elle a pu se libérer des accusations portées contre elle et se retirer dans sa propre fondation religieuse d'Andlau. Ces événement sont mêlés aux problèmes de succession, de sexualité, d'identité de genre et de pratiques concernant le mariage et le divorce.

 

Des écrits contemporains font état de l'angoisse qui s'est emparé de Charles, onze ans après son mariage. Dans les Annales de Saint Bertin l'archevêque Hincmar de Reims nous relate la tenue d'une assemblée à Francfort au cours de laquelle Charles renonça publiquement au monde pour fuir les relations charnelles avec sa femme. Charles, qui avait une réputation de piété, est dépeint comme rejetant les signes laïcs de la masculinité, l'épée et la ceinture, ainsi que les pratiques sexuelles. Le même événement, daté du 26 janvier 873, est rapporté par les annales de Fulda mais sans allusion à la sexualité. Mais seul Hincmar impute la conduite de Charles, qui était interprétée comme une tentative de renversement de son père, à une possession diabolique. Le désir de Charles d'abandonner les deux grandes activités royales, le sexe et la guerre, a été interprété comme des accès de folie. Cet épisode et des mentions de maux de tête ont contribué à faire croire que l'empereur n'était plus sain de corps et d'esprit. Mais comme nous le rappelle Nelson, les écrivains contemporains des années 880 font état d'un souverain capable et résolu. Il n'y a donc pas lieu de croire que Charles était atteint d'un trouble mental permanent.

 

Le maintien du pouvoir royal est lié à la succession et dans le cas de Charles et Richarde menacé par la déficience de procréation. Le divorce était probablement motivé par des considérations politiques. MacLean soutient que Charles a cherché la voie pour contracter un second mariage. Les précédentes tentatives (870) de Charles pour légitimer son fils illégitime Bernard avaient échoué. Les sources historiques donnent peu d'information sur les divorce. L'accusation d'adultère de Richarde avec l'évêque Liutward n'est pas mentionnée dans les annales de Fulda qui ne citent pas Richarde comme ayant joué un rôle dans le changement de pouvoir en 887.

 

A l'époque carolingienne, ce divorce qui venait après une suite de dissolutions scandaleuses de mariage avait sans doute une signification politique. Les gouvernants portaient un intérêt particulier au divorce dans un souci de réforme de la société. Certains cas de conflits conjugaux au début du IXième siècle ont donné lieu à de larges discussions. L'exemple le plus marquant a été celui de Lothaire II qui tenta de se débarrasser de sa femme Theutberge. Mêlé à ces cas, Hincmar de Reims estimait qu'un mariage non consommé n'était pas sacramentel. Des théologiens comme Hincmar ont développé des directives canoniques qui ont modifié les règles médiévales du mariage. L’Église a intégré et codifié ces règles. Le cas de Lothaire II et de Theutberge est exemplaire. A partir de 858 Theutberge a été accusée par Lothaire de toutes sortes d'allégations comme l'inceste, l'adultère, la sodomie, l'avortement, la stérilité, le non consentement au mariage et le désir d'entrer au couvent. Toutes ces allégations ont été invoquées comme motifs possibles pour un divorce. Pour se justifier Theutberge a du passer par l'ordalie à l'eau bouillante. Deux ans plus tard, en 860, un synode la déclara coupable d'inceste et de tromperie. Ce verdict fut abandonné car Lothaire fut contraint de reprendre son épouse. Il ne deviendra jamais libre d'épouser sa concubine Waldrade et restera marié à Theutberge jusqu'à sa mort en 869. Theutberge entra alors au couvent de Sainte-Glossinde de Metz et le royaume de Lotharingie va disparaître malgré les tentatives de Lothaire II de placer son fils illégitime sur le trône. Dix huit ans plus tard une querelle similaire va mettre fin à la succession de Charles le Gros.

 

Hincmar lui-même, à propos du cas de Lothaire II et de Theutberge, hésitait à confirmer que leur mariage était invalide. Pour lui, le point crucial était la place donnée à l'union sexuelle dans le lien conjugal. Une fois le mariage consommé et en l'absence de cas de fornication d'un partenaire, le mariage devenait indissoluble. A partir de la fin du VIIIième siècle la tendance était à une application plus stricte des règles d'indissolubilité. D'une certaine manière, parce que les règles devenaient plus strictes, les hommes cherchaient à annuler le mariage car le divorce seul ne leur permettait pas de se remarier.

 

Les mariages carolingiens sont à placer dans un contexte politique et de relation de pouvoir entre les hommes et les femmes liés à la royauté. Les crises conjugales deviennent donc des crises politiques qui attirent l'attention et nécessitent que l'on trouve une solution. Tout comme pour la reine Uota qui en 899 se vit dans l'obligation de réfuter les accusations d'adultère en ayant recours au serment de soixante douze personnes, les accusations portées contre Richarde quelques années auparavant constituaient un événement politique. Comme le souligne Timothy Reuter, toute mise en doute de l'honneur de la reine était en fait une attaque déguisée contre le roi. Dans le cas de Richarde l'attaque était dirigée contre Liutward, jugé trop puissant comme conseiller du roi. En lui attribuant une conduite indigne, Charles, qui perdait le contrôle de l'empire et en le renvoyant de la cour, aurait tenté de rétablir l'ordre.

 

En explorant les différents récits qui constituent l'épopée légendaire de Richarde nous pouvons essayer de retracer son processus de divorce et sa vie ultérieure. La coopération qui existait entre Richarde et Liutward a peut-être contribué à la légende de l'ordalie par le feu. Diverses chartes témoignent d'une étroite collaboration politique entre Richarde et l'évêque. Tout ce que nous pouvons dire c'est qu'en 887 Liutward perdit grâce aux yeux de Charles et dut quitter la cour. Cet événement coïncide avec les accusations d'adultère et le divorce du couple impérial. Quelque temps après, Richarde rejoignit l'abbaye d'Andlau et les sources liées à la cour de Charles ne la mentionneront plus. Cette dernière partie de sa vie marque le début de son histoire légendaire de sainte vierge.

 

L'abbaye d'Andlau est mentionnée dans la charte de 880 qui a confirmé sa position politique en Alsace. Il est très probable qu'Andlau, bâtie sur le terrain échu à Richarde dans son arrangement matrimonial, ait été fondé par Richarde elle-même avant 880. Cette fondation fut confirmée par l'empereur Charles III qui soumit l'abbaye directement à Rome en 884. Cette protection signifiait que l'abbaye jouissait du plus haut degré d'indépendance possible pour une maison religieuse. Henri Büttner propose que la soumission d'Andlau à Saint-Pierre était liée au couronnement de Charles en 881. Ajoutons à cela que Jean VIII était en bon terme avec Richarde. Les couvents soumis au Saint Siège étaient encore rares au IXième siècle et ne se généraliserons qu'au Xième siècle avec la réforme clunisienne. Dans la même charte de 884 les possessions d'Andlau furent augmentées avec le couvent de Bonmoutier près de Cirey-sur-Vezouse en Meurthe et Moselle une fondation alors appauvrie de l'évêque Bodo de Toul qui remonte au VIIième siècle.

 

Une copie datant du XIième siècle des statuts en latin du IXième siècle indique que l'auteur était Richarde. D'ailleurs nous savons qu'elle maîtrisait le latin. Plusieurs pages sont dédiées à la mémoire de Charles et de sa famille. En retour, tous les membres de la famille s'obligeaient à faire des dons. Sa propre famille est mentionnée dans l'obligation de prière des nonnes pour le salut des âmes et notamment Erchanger qualifié de géniteur. La mention d'un seigneur Louis pourrait faire référence à Louis le Germanique, le beau-père de Richarde. Le rappel de la famille et de la belle famille est plus qu'une simple formalité ; c'est maintenir la connexion entre les vivants et les morts et préserver le souvenir à travers la prière qui semble avoir été une des responsabilités des femmes aristocratiques religieuses ou laïques. L'impératrice a utilisé sa position de fondatrice de l'abbaye pour montrer qu'elle restait investie pour les personnes auxquelles elle était attachée quand elle était à la cour. Dans ce sens sa nouvelle vie peut être considérée comme un prolongement de ses activités monastiques d'impératrice.

 

Les débuts du culte et le procès par le feu

 

L'abbaye d'Andlau tenait à promouvoir le souvenir de la fondatrice mais ce n'est qu'en 1049 que Richarde fut canonisée par le pape Léon IX. Lors de sa visite à Andlau le pape a relevé la dépouille de Richarde, acte qui selon les usages de l'époque équivalait à une canonisation. Il convient de préciser que la bulle papale est adressée à l'abbesse Mathilde (1024 – 56), nièce du pape Grégoire V et cousine de Léon IX. Léon IX et Mathilde appartenaient à la famille des comte de Dabo-Eguisheim qui comme descendants des Etichonides étaient apparentés à la famille de Richarde.

La rivalité entre les branches des familles alsaciennes - Eberhardiens (Léon IX et Mathilde I) d'une part et Erchangides (Erchanger et Richarde) - a pris fin lorsque Richarde entra à Andlau et céda l'abbaye de Zurich à Eberhard 1er. Léon IX, pour favoriser l'influence de sa famille, va grandement contribuer à la vénération de Sainte Richarde autour de Strasbourg.

 

La première manifestation de ce culte en dehors d'Andlau se trouve dans une note du couvent de Gorze en 1077 qui fait état, parmi les reliques, d'un morceau de la tunique de sainte Richarde. Ce détail est sans doute un signe du début de la légende du procès par le feu de Richarde. Cette preuve contraste avec la bulle papale de Léon IX qui ne fait aucune mention au procès.

 

Pourtant c'est suite à la visite de Léon IX que nous est parvenu le premier texte mentionnant un procès complet. La chronique de Herrmann de Reichenau du XIième siècle mentionne que Richarde aurait surmonté une épreuve sans plus de précision. Contrairement au récit de Herrmann, la chronique antérieure de Reginon de Prüm, datée de 900 environ, évoque une épreuve suggérée par Richarde elle-même pour prouver sa virginité. Elle a affirmé avec assurance que s'il plaisait à son mari elle prouverait devant Dieu son innocence par le combat ou par des socs de charrue brûlants.

 

MacLean souligne la précision canonique du langage utilisé par Reginon pour éviter de sombrer dans le désordre juridique et politique qu'a connu Lothaire II dans les années 860. Le serment de Richarde se place dans un contexte légal. On peut imaginer un agrément ou une audience publique du type de celle suggérée par Hincmar concernant le comte Etienne d'Auvergne. Malgré un droit canon stricte sur le mariage il y avait des lacunes qui ont permis l'issue du divorce.

 

Richarde propose non seulement de s'en remettre à Dieu mais de mettre son corps à l'épreuve. En cas d'épreuve de combat une femme avait théoriquement besoin d'un champion qui devait se battre pour elle. Mais une épreuve par le feu affecterait l'accusée elle-même. Le procès par le feu est l'épreuve par défaut à laquelle on soumet les femmes soupçonnées d'adultère. Lorsque Reginon évoque ces deux épreuves il souligne le choix de Richarde. En décrivant Richarde comme une personne sûr d'elle et prête à subir un test mortel Reginon cherche à convaincre le lecteur de son innocence et de sa détermination.

 

 

Pourtant, en l'absence de mention du procès dans le rapport de Reginon on peut se poser la question de savoir si le procès par le feu a eu véritablement lieu. Un autre exemple de procès par le feu plus tardif et documenté par le diocèse de Strasbourg a été jugé inutile vue la confiance apparente de l'accusé. L'un des rares témoignage de ce type d'épreuve nous montre l'impact juridique que cette pratique pourrait avoir. Dans un litige datant du début du XIIième siècle et rapporté par la chancellerie de l'évêque de Strasbourg les habitants d'une ferme de la paroisse de Hütenheim se sont rachetés en affrontant le fer chaud. L'issue du procès a été anticipé grâce au courage dont faisait preuve la famille. Dans l'affaire Peterlingen contre Strasbourg en 1135 le procès a été annulé avant sa pleine exécution. En conséquence la possession légale de la ferme a été confirmée au couvent de Peterlingen.

 

La perspective de l'exposition à une épreuve peut être un moyen d'intimidation utilisé par les juges pour obtenir des aveux ou un compromis. En formulant cette hypothèse Stephen D. White a sans doute à l'esprit les cas de torture où la simple menace conduit aux aveux de l'accusé. Dans l'affaire Peterlingen le scénario semble être différent. Selon toute vraisemblance les représentants de l'évêque de Strasbourg ont cédé parce qu'ils ne voulaient pas courir le risque de blesser des innocents. Des voix s'étaient élevées plus tôt pour critiquer le recours à l'épreuve comme celle de l'évêque Agobard de Lyon qui avançait que de telles pratiques païennes n'avaient pas leur place dans l'église. Le point de vue de Yves de Chartres est encore plus pertinent pour le cas de Richarde car il était contre cette pratique sauf dans le cas ou une épouse accusée d'adultère voulait réhabiliter son honneur et ou le mariage pouvait être reconstitué. Cette stratégie ne s'applique qu'en partie au cas de Richarde : elle sauve son honneur mais le mariage n'est pas confirmé mais est dissous. En déclarant implicitement la virginité de Richarde, Reginon légitime le divorce car la virginité était l'excuse parfaite pour annuler le mariage.

 

En proposant l'ordalie, Richarde opte pour une défense ayant le maximum d'impact. Certes, à l'époque carolingienne la voix des femmes comptait peu mais dans certaines circonstances elles pouvaient prêter serment et être capable de peser sur les événements. La perspective d'un procès a peut-être permis d'innocenter Richarde car Reginon ne fait aucune allusion à son exécution. L'argument essentiel de Richarde est sa virginité et il est discriminant. Le roi se trouve condamné pour ne pas avoir produit d'héritier et la reine sera louée pour sa piété. L'impératrice en tant que servante immaculée de Dieu entrera au monastère et l'empereur Charles le Gros disparaîtra, malade de corps et d'esprit.

 

La virginité est l'un des rares moyens pour mettre un terme à un mariage. Mais Richarde était-elle vraiment vierge ? De l'avis de MacLean cela semble peu probable. Charles, qui avait un fils illégitime, a tenté par tous les moyens de résoudre son problème de succession et n'aurait pas toléré un mariage chaste de plus de 25 ans. Compte tenu des textes qui nous sont parvenus, souvent légendaires, il est impossible de se prononcer sur la chasteté ou sur l'adultère de Richarde. Mais toutes les chroniques, depuis celle de Reginon, semblent confirmer le libre arbitre de l'impératrice.

 

Les événements historiques ont sans doute été complexes mais la fin de la dynastie carolingienne est liée à Richarde, impératrice chaste, qui laisse derrière elle un empereur affligé et tourmenté. Reginon nous apprend qu'une fois que l'impératrice l'a quitté, Charles devint malade et sombra dans la folie. En fait, Charles est décédé d'un accident vasculaire cérébral peu après le divorce en 888. Reuter rappelle que les attaques qui visaient les épouses royales étaient dirigées en fait contre le mari et précise que celles-ci devenaient plus directes quand le souverain tombait malade.

 

L'histoire de Richarde va être vulgarisée et de plus en plus connue au-de-là du diocèse de Strasbourg. Par exemple, la chronique du XIIième siècle dite de l'Analyste saxon qui laisse ouvert le problème de l'existence ou non d'un procès relate des miracles qui se seraient déroulés sur la tombe de Richarde à Andlau. A la même époque la tunique de Richarde réapparaît comme relique appartenant au couvent d'Etival qui dépendait d'Andlau jusqu'au XIIIième siècle. Le notoriété de Richarde va se développer par le culte des reliques et les récits légendaires de son épreuve par le feu.

 

La chronique impériale « Kaiserchronik »

 

A côté des sources qui nous sont parvenues, la légende s'est vraisemblablement perpétuée à travers des versions orales. Le culte de Richarde s'est développé à Andlau, Strasbourg et plus largement dans le sud-ouest de l'Allemagne par des reliques, des sculptures, des objets et des livres liturgiques. La chronique impériale « Kaiserchronik » nous rend bien compte de la représentation légendaire de la sainte. Cette chronique a été relayée dans de nombreux manuscrits et largement diffusée au XIIième siècle. Le fait que la légende occupe une aussi large place dans la chronique souligne l'importance de la figure de Richarde et du procès par le feu pour le règne de Charles le Gros. La chronique décrit une Richarde vertueuse et un conjoint naïf et incompétent. L'auteur, qui était certainement un clerc bavarois, et ses successeurs qui ont poursuivi le projet, retracent pour chacun des empereurs, romains ou allemands, un épisode marquant de leur vie de Jules César à Conrad III. Pour ce qui est de Charles le Gros tous les versets sont consacrés à l'histoire miraculeuse de son épouse qui s'est lavée de l'accusation d'adultère et aurait survécu à un procès par le feu. Outre le récit détaillé de l’événement, la chronique impériale dépeint les courtisans se liguant contre elle pour provoquer sa chute.

 

La légende de Sainte Richarde était connue mais la version développée dans cette chronique est la plus élaborée. La narration du miracle est une énigme pour les chercheurs modernes, plus ampoulée elle diffère par sa structure des textes courts et historiques qui ont suivi l'histoire de Charlemagne. Différentes hypothèses ont été avancées pour expliquer cette différence. Monika Pohl suggère que c'est en raison de la popularité de l'impératrice que l'auteur s'est écarté de la relation traditionnelle des événements. Dagmar Neuendorff pense que l'auteur de la chronique manquait de matériel pour Charles le Gros comme pour Louis le Pieux. Haug démontre que les biographies des empereurs servent de trame pour développer des événements marquants de leur vie. L'histoire de Richarde semble donc avoir été ce fait marquant de l'histoire de Charles le Gros.

 

L'histoire du divorce de Charles, bien qu'étant moins dramatique que celle de Lothaire II, a donné lieu à des rumeurs relayées dans la chronique impériale. L'auteur de la chronique souligne la véracité historique de son récit tout en relayant des éléments purement imaginaires. En tant que source narrative, les chroniques ressemblent à des annales qui retracent les faits historiques mais elles en diffèrent par leur rédaction. Les annales étaient généralement écrites à la fin de l'année alors que les chroniques retracent un récit historique dans son ensemble d’événements souvent anciens. Dans la chronique impériale les repères historiques sont enrichis de récits plus complets et souvent légendaires. Les récits légendaires ne sont pas seulement un divertissement mais puisent leurs informations dans l'histoire et dans la religion. Par ce caractère hybride la chronique impériale échappe à toute classification entre histoire et fiction. Plutôt que de séparer les événements historiques des événements légendaires l'étude de ce texte permet d'analyser le genèse d'une légende se développant autour d'un personnage historique.

 

La chronique impériale est un divertissement qui mélange des moments humoristiques et des moments plus graves traversés par le dernier couple impérial. Elle brouille les frontières entre précision et authenticité, entre réalisme et émerveillement, entre divertissement et sanctification du personnage de Richarde.

 

Outre une introduction générale décrivant le caractère exemplaire de Richarde, la chronique décrit la trahison des courtisans envieux, la confrontation entre Charles et Richarde, la préparation de cette dernière et l'exécution du procès par le feu et le châtiment mortel de traîtres. Plusieurs éléments sont propres à cette version de la légende comme le nom d'un des conjurés (Sigerât) et la pendaison de ces derniers après l'épreuve du feu. Les conspirateurs rendent le conflit plus compliqué et ajoutent une note divertissante au récit. Si l'épisode est centré sur le miracle de Richarde il est également question du caractère naïf et plutôt simple d'esprit de Charles. Les situations dans lesquelles ce dernier est impliqué sont accompagnées d'effets comiques et son personnage est présenté comme dédaigneux.Charles croit aveuglément le calomniateur Sigerât et sa réaction de retourner au lit montre qu'il est incapable de voir qu'il s'agit d'une attaque contre sa personne. Au lieu de défendre sa réputation il se retire dans sa chambre à coucher ce qui dénote un comportement comique et pathétique. Richarde est surpise de l'y trouver et lui fait remarquer qu'il néglige sa prière matinale.

 

L'étonnement de Richarde fait écho à notre propre surprise devant le comportement de Charles. Et la suite est cette gifle assénée à Richarde qui dénote une absence totale de diplomatie. Il dit qu'il regrette de l'avoir rencontrée et la menace de mort si il se révélait qu'elle l'avait déshonoré. Charles a du mal à trouver ses mots et ce n'est qu'après que Richarde ait exprimé sa volonté d'affronter la mort pour prouver son innocence qu'il réprime sa colère et déclare : - vous vous êtes engagé dans un amour illégal - à quoi es-tu bonne pour l'empire ?.

 

D'une manière plus générale le règne de Charles est considéré comme un échec tout au long du Moyen-Âge. Les chroniques racontent d'une manière vivante son incapacité à faire face à une invasion viking à Paris. L’événement concernant son divorce rapporté dans la chronique ne fait qu'appuyer cette thèse. Le narrateur présente Richarde comme une femme noble, louable, vertueuse et honnête qui propose de se soumettre à un moyen potentiellement mortel pour se libérer des allégations portées contre elle. Richarde, le personnage principal de l'histoire, prend l'épreuve suffisamment au sérieux qu'elle envoie un mot à quatre évêques pour qu'ils se confessent, prient et jeûnent. Selon ses propres termes elle place sa confiance en Dieu qui a délivré Suzanne des calomniateurs. Cette référence à Suzanne, qui est coutumière s'agissant de reines traduites en justice et blâmées à tort, exalte la sainteté de Richarde.

 

Pendant le procès Richarde réaffirme son innocence et place sa confiance en Dieu. Dans l'assistance on reconnaît des évêques, des ducs et beaucoup d'autres personnes susceptibles d'attester le miracle qui va se produire. Ce procès raconté aussi clairement qu'un témoignage oculaire augmente la tension nécessaire à l'accueil d'un événement sensationnel. Avant que la chemise cirée spécialement préparée par Richarde ne soit enflammée, la scène combine la confiance rationnelle de Richarde et la réaction émotionnelle de la foule.

 

L'épreuve elle-même est décrite de manière dramatique : le vêtement qui couvre l'intégralité du corps s'enflamme aux mains, aux pieds et brûle pendant près d'une heure avant de laisser Richarde indemne. Soulagée par l'issue des événements la foule rend grâce à Dieu. Richarde, vainqueur de l'épreuve, quitte joyeusement le tribunal en tournant le dos à l'empire pour se consacrer entièrement à Dieu. La conclusion de l'épisode est sans appel : « Charles n'a pas été juge mais seigneur pendant onze ans».

 

L'allusion à la fonction de juge est une allusion à son incapacité à évaluer la situation et à son échec de dirigeant. La description pathétique de la figure de Charles accroît le sens du miracle accompli et Richarde apparaît comme une impératrice inébranlable et majestueuse qui a tout l'empire derrière elle. En ignorant l'aspect de la virginité, l'auteur de la chronique montre que celle-ci n'était pas nécessaire pour qu'elle puisse se disculper.

 

 

Quand l'histoire devient légende

 

Le triomphe de Richarde n'est pas uniquement la conséquence de la chronique impériale. La personnalité de Richarde était populaire et sa légende se perpétuait par tradition orale. Il est difficile d'évaluer la contribution de la chronique à cette légende. Il se peut que d'autres sources, orales ou écrites, aient diffusé une version tout aussi riche que celle de la chronique.

 

Le premier récit du divorce du Xième siècle par Reginon de Prüm a préparé le terrain de la légende du feu en représentant une impératrice consciente de sa sexualité et qui avait le choix d'en user. La virginité va devenir un aspect essentiel de son engagement religieux. Sur ce sujet la narration de la Kaiserchronik est plus ambiguë. Les éléments clés pour accéder à la sainteté sont sa vie d'épouse fidèle, sa piété, les accusations proférées contre elle et le procès par le feu.

 

La figure historique et légendaire de Richarde montre que la femme dans l'empire carolingien était proche du pouvoir mais ne l'exerçait que rarement directement. Cela se produit quand les généalogies changent. Ainsi, dans les jeux de pouvoir, les histoires de femmes deviennent un moyen de détourner l'attention en prévision d'une transformation politique. Dans le cas de Richarde cette transformation n'est ni plus ni moins que la fin du règne des carolingiens. L'histoire de l'impératrice en tant que sainte vierge masque l'échec de garantir la succession de l'empire. Sa .chasteté et dans certains cas sa virginité la rachète et lui permet d'abandonner le mariage. Mais l'histoire a développé sa propre logique qui a mené à la chronique impériale des siècles après que Richarde eut quitté ou ait été chassée du pouvoir en 887.

 

Nous pouvons imaginer que l'intention de Charles était de préparer un divorce afin de se remarier et de donner naissance à un héritier. Toute cette histoire pourrait être comprise comme un spectacle orchestré pour montrer que le mariage était chaste. Pour se débarrasser de sa femme il ne va pas la mettre en douce dans un couvent. A la lumière des tentatives des souverains carolingiens précédents cette décision aurait été inacceptable car les lois sur le mariage étaient très codifiées et les contemporains auraient réclamé des explications. Peut-être que cette nécessité de justification était une porte de sortie pour Richarde qui, placée sous la pression de produire une progéniture, lui permettait de suivre son destin qui était d'entrer au monastère.

 

Nous ne pouvons pas reconstituer entièrement les événements qui entourent ce divorce tels qu'ils nous sont parvenus à travers le prisme des annalistes et des chroniqueurs. Cependant c'est Reginon de Prüm qui, le premier, déclare qu'un divorce est possible si le mariage n'a pas été consommé. Un divorce consensuel ne suffisait pas, il a fallu faire valoir que l'union était invalide sur la base de la virginité de Richarde. Le fait que l'ordalie par le feu appartienne au répertoire légendaire des femmes accusées d'adultère n'a pas entravée sa célébration comme sainte mais a renforcé son culte et sa popularité.

 

L'impression de faiblesse laissé par l'empereur est souligné par les récits historiques comme le soulignent Marios Costambeys, Matthew Innes et Simon MacLean dans « Le monde carolingien «  :

 

  • Charles est généralement considéré comme un roi particulièrement faible s'opposant en vain à une marée historique qui submergeait l'empire pour laisser la place aux royaumes de France et d'Allemagne. Mais c'est sans doute un caricature faite par des sources opposées à l'empereur. En réalité c'était un dirigeant énergique et compétent dont l'action a été couronnée par un succès relatif. -

 

Notre étude de la personnalité charismatique de Richarde est peu-être victime de cette tradition qui avait la tentation de blâmer l'empereur et de magnifier sa femme, considérée comme plus compétente, en cette fin de règne dynastique des carolingiens. Charles a été condamné pour ne pas avoir laissé d'héritier alors que Richarde a été louée pour sa virginité. En 887 leurs chemins se sont séparés après des révélations dirigées contre elle. L'impératrice, sans enfants, a été accusée d'adultère avec l'évêque Liutward. En invoquant sa virginité elle a pu se libérer des accusations portées contre elle et se retirer dans sa propre fondation religieuse d'Andlau. Ces événement sont mêlés aux problèmes de succession, de sexualité, d'identité de genre et de pratiques concernant le mariage et le divorce.

 

Des écrits contemporains font état de l'angoisse qui s'est emparé de Charles, onze ans après son mariage. Dans les Annales de Saint Bertin l'archevêque Hincmar de Reims nous relate la tenue d'une assemblée à Francfort au cours de laquelle Charles renonça publiquement au monde pour fuir les relations charnelles avec sa femme. Charles, qui avait une réputation de piété, est dépeint comme rejetant les signes laïcs de la masculinité, l'épée et la ceinture, ainsi que les pratiques sexuelles. Le même événement, daté du 26 janvier 873, est rapporté par les annales de Fulda mais sans allusion à la sexualité. Mais seul Hincmar impute la conduite de Charles, qui était interprétée comme une tentative de renversement de son père, à une possession diabolique. Le désir de Charles d'abandonner les deux grandes activités royales, le sexe et la guerre, a été interprété comme des accès de folie. Cet épisode et des mentions de maux de tête ont contribué à faire croire que l'empereur n'était plus sain de corps et d'esprit. Mais comme nous le rappelle Nelson, les écrivains contemporains des années 880 font état d'un souverain capable et résolu. Il n'y a donc pas lieu de croire que Charles était atteint d'un trouble mental permanent.

 

Le maintien du pouvoir royal est lié à la succession et dans le cas de Charles et Richarde menacé par la déficience de procréation. Le divorce était probablement motivé par des considérations politiques. MacLean soutient que Charles a cherché la voie pour contracter un second mariage. Les précédentes tentatives (870) de Charles pour légitimer son fils illégitime Bernard avaient échoué. Les sources historiques donnent peu d'information sur les divorce. L'accusation d'adultère de Richarde avec l'évêque Liutward n'est pas mentionnée dans les annales de Fulda qui ne citent pas Richarde comme ayant joué un rôle dans le changement de pouvoir en 887.

 

A l'époque carolingienne, ce divorce qui venait après une suite de dissolutions scandaleuses de mariage avait sans doute une signification politique. Les gouvernants portaient un intérêt particulier au divorce dans un souci de réforme de la société. Certains cas de conflits conjugaux au début du IXième siècle ont donné lieu à de larges discussions. L'exemple le plus marquant a été celui de Lothaire II qui tenta de se débarrasser de sa femme Theutberge. Mêlé à ces cas, Hincmar de Reims estimait qu'un mariage non consommé n'était pas sacramentel. Des théologiens comme Hincmar ont développé des directives canoniques qui ont modifié les règles médiévales du mariage. L’Église a intégré et codifié ces règles. Le cas de Lothaire II et de Theutberge est exemplaire. A partir de 858 Theutberge a été accusée par Lothaire de toutes sortes d'allégations comme l'inceste, l'adultère, la sodomie, l'avortement, la stérilité, le non consentement au mariage et le désir d'entrer au couvent. Toutes ces allégations ont été invoquées comme motifs possibles pour un divorce. Pour se justifier Theutberge a du passer par l'ordalie à l'eau bouillante. Deux ans plus tard, en 860, un synode la déclara coupable d'inceste et de tromperie. Ce verdict fut abandonné car Lothaire fut contraint de reprendre son épouse. Il ne deviendra jamais libre d'épouser sa concubine Waldrade et restera marié à Theutberge jusqu'à sa mort en 869. Theutberge entra alors au couvent de Sainte-Glossinde de Metz et le royaume de Lotharingie va disparaître malgré les tentatives de Lothaire II de placer son fils illégitime sur le trône. Dix huit ans plus tard une querelle similaire va mettre fin à la succession de Charles le Gros.

 

Hincmar lui-même, à propos du cas de Lothaire II et de Theutberge, hésitait à confirmer que leur mariage était invalide. Pour lui, le point crucial était la place donnée à l'union sexuelle dans le lien conjugal. Une fois le mariage consommé et en l'absence de cas de fornication d'un partenaire, le mariage devenait indissoluble. A partir de la fin du VIIIième siècle la tendance était à une application plus stricte des règles d'indissolubilité. D'une certaine manière, parce que les règles devenaient plus strictes, les hommes cherchaient à annuler le mariage car le divorce seul ne leur permettait pas de se remarier.

 

Les mariages carolingiens sont à placer dans un contexte politique et de relation de pouvoir entre les hommes et les femmes liés à la royauté. Les crises conjugales deviennent donc des crises politiques qui attirent l'attention et nécessitent que l'on trouve une solution. Tout comme pour la reine Uota qui en 899 se vit dans l'obligation de réfuter les accusations d'adultère en ayant recours au serment de soixante douze personnes, les accusations portées contre Richarde quelques années auparavant constituaient un événement politique. Comme le souligne Timothy Reuter, toute mise en doute de l'honneur de la reine était en fait une attaque déguisée contre le roi. Dans le cas de Richarde l'attaque était dirigée contre Liutward, jugé trop puissant comme conseiller du roi. En lui attribuant une conduite indigne, Charles, qui perdait le contrôle de l'empire et en le renvoyant de la cour, aurait tenté de rétablir l'ordre.

 

En explorant les différents récits qui constituent l'épopée légendaire de Richarde nous pouvons essayer de retracer son processus de divorce et sa vie ultérieure. La coopération qui existait entre Richarde et Liutward a peut-être contribué à la légende de l'ordalie par le feu. Diverses chartes témoignent d'une étroite collaboration politique entre Richarde et l'évêque. Tout ce que nous pouvons dire c'est qu'en 887 Liutward perdit grâce aux yeux de Charles et dut quitter la cour. Cet événement coïncide avec les accusations d'adultère et le divorce du couple impérial. Quelque temps après, Richarde rejoignit l'abbaye d'Andlau et les sources liées à la cour de Charles ne la mentionneront plus. Cette dernière partie de sa vie marque le début de son histoire légendaire de sainte vierge.

 

L'abbaye d'Andlau est mentionnée dans la charte de 880 qui a confirmé sa position politique en Alsace. Il est très probable qu'Andlau, bâtie sur le terrain échu à Richarde dans son arrangement matrimonial, ait été fondé par Richarde elle-même avant 880. Cette fondation fut confirmée par l'empereur Charles III qui soumit l'abbaye directement à Rome en 884. Cette protection signifiait que l'abbaye jouissait du plus haut degré d'indépendance possible pour une maison religieuse. Henri Büttner propose que la soumission d'Andlau à Saint-Pierre était liée au couronnement de Charles en 881. Ajoutons à cela que Jean VIII était en bon terme avec Richarde. Les couvents soumis au Saint Siège étaient encore rares au IXième siècle et ne se généraliserons qu'au Xième siècle avec la réforme clunisienne. Dans la même charte de 884 les possessions d'Andlau furent augmentées avec le couvent de Bonmoutier près de Cirey-sur-Vezouse en Meurthe et Moselle une fondation alors appauvrie de l'évêque Bodo de Toul qui remonte au VIIième siècle.

 

Une copie datant du XIième siècle des statuts en latin du IXième siècle indique que l'auteur était Richarde. D'ailleurs nous savons qu'elle maîtrisait le latin. Plusieurs pages sont dédiées à la mémoire de Charles et de sa famille. En retour, tous les membres de la famille s'obligeaient à faire des dons. Sa propre famille est mentionnée dans l'obligation de prière des nonnes pour le salut des âmes et notamment Erchanger qualifié de géniteur. La mention d'un seigneur Louis pourrait faire référence à Louis le Germanique, le beau-père de Richarde. Le rappel de la famille et de la belle famille est plus qu'une simple formalité ; c'est maintenir la connexion entre les vivants et les morts et préserver le souvenir à travers la prière qui semble avoir été une des responsabilités des femmes aristocratiques religieuses ou laïques. L'impératrice a utilisé sa position de fondatrice de l'abbaye pour montrer qu'elle restait investie pour les personnes auxquelles elle était attachée quand elle était à la cour. Dans ce sens sa nouvelle vie peut être considérée comme un prolongement de ses activités monastiques d'impératrice.

 

Les débuts du culte et le procès par le feu

 

L'abbaye d'Andlau tenait à promouvoir le souvenir de la fondatrice mais ce n'est qu'en 1049 que Richarde fut canonisée par le pape Léon IX. Lors de sa visite à Andlau le pape a relevé la dépouille de Richarde, acte qui selon les usages de l'époque équivalait à une canonisation. Il convient de préciser que la bulle papale est adressée à l'abbesse Mathilde (1024 – 56), nièce du pape Grégoire V et cousine de Léon IX. Léon IX et Mathilde appartenaient à la famille des comte de Dabo-Eguisheim qui comme descendants des Etichonides étaient apparentés à la famille de Richarde.

La rivalité entre les branches des familles alsaciennes - Eberhardiens (Léon IX et Mathilde I) d'une part et Erchangides (Erchanger et Richarde) - a pris fin lorsque Richarde entra à Andlau et céda l'abbaye de Zurich à Eberhard 1er. Léon IX, pour favoriser l'influence de sa famille, va grandement contribuer à la vénération de Sainte Richarde autour de Strasbourg.

 

La première manifestation de ce culte en dehors d'Andlau se trouve dans une note du couvent de Gorze en 1077 qui fait état, parmi les reliques, d'un morceau de la tunique de sainte Richarde. Ce détail est sans doute un signe du début de la légende du procès par le feu de Richarde. Cette preuve contraste avec la bulle papale de Léon IX qui ne fait aucune mention au procès.

 

Pourtant c'est suite à la visite de Léon IX que nous est parvenu le premier texte mentionnant un procès complet. La chronique de Herrmann de Reichenau du XIième siècle mentionne que Richarde aurait surmonté une épreuve sans plus de précision. Contrairement au récit de Herrmann, la chronique antérieure de Reginon de Prüm, datée de 900 environ, évoque une épreuve suggérée par Richarde elle-même pour prouver sa virginité. Elle a affirmé avec assurance que s'il plaisait à son mari elle prouverait devant Dieu son innocence par le combat ou par des socs de charrue brûlants.

 

MacLean souligne la précision canonique du langage utilisé par Reginon pour éviter de sombrer dans le désordre juridique et politique qu'a connu Lothaire II dans les années 860. Le serment de Richarde se place dans un contexte légal. On peut imaginer un agrément ou une audience publique du type de celle suggérée par Hincmar concernant le comte Etienne d'Auvergne. Malgré un droit canon stricte sur le mariage il y avait des lacunes qui ont permis l'issue du divorce.

 

Richarde propose non seulement de s'en remettre à Dieu mais de mettre son corps à l'épreuve. En cas d'épreuve de combat une femme avait théoriquement besoin d'un champion qui devait se battre pour elle. Mais une épreuve par le feu affecterait l'accusée elle-même. Le procès par le feu est l'épreuve par défaut à laquelle on soumet les femmes soupçonnées d'adultère. Lorsque Reginon évoque ces deux épreuves il souligne le choix de Richarde. En décrivant Richarde comme une personne sûr d'elle et prête à subir un test mortel Reginon cherche à convaincre le lecteur de son innocence et de sa détermination.

 

 

Pourtant, en l'absence de mention du procès dans le rapport de Reginon on peut se poser la question de savoir si le procès par le feu a eu véritablement lieu. Un autre exemple de procès par le feu plus tardif et documenté par le diocèse de Strasbourg a été jugé inutile vue la confiance apparente de l'accusé. L'un des rares témoignage de ce type d'épreuve nous montre l'impact juridique que cette pratique pourrait avoir. Dans un litige datant du début du XIIième siècle et rapporté par la chancellerie de l'évêque de Strasbourg les habitants d'une ferme de la paroisse de Hütenheim se sont rachetés en affrontant le fer chaud. L'issue du procès a été anticipé grâce au courage dont faisait preuve la famille. Dans l'affaire Peterlingen contre Strasbourg en 1135 le procès a été annulé avant sa pleine exécution. En conséquence la possession légale de la ferme a été confirmée au couvent de Peterlingen.

 

La perspective de l'exposition à une épreuve peut être un moyen d'intimidation utilisé par les juges pour obtenir des aveux ou un compromis. En formulant cette hypothèse Stephen D. White a sans doute à l'esprit les cas de torture où la simple menace conduit aux aveux de l'accusé. Dans l'affaire Peterlingen le scénario semble être différent. Selon toute vraisemblance les représentants de l'évêque de Strasbourg ont cédé parce qu'ils ne voulaient pas courir le risque de blesser des innocents. Des voix s'étaient élevées plus tôt pour critiquer le recours à l'épreuve comme celle de l'évêque Agobard de Lyon qui avançait que de telles pratiques païennes n'avaient pas leur place dans l'église. Le point de vue de Yves de Chartres est encore plus pertinent pour le cas de Richarde car il était contre cette pratique sauf dans le cas ou une épouse accusée d'adultère voulait réhabiliter son honneur et ou le mariage pouvait être reconstitué. Cette stratégie ne s'applique qu'en partie au cas de Richarde : elle sauve son honneur mais le mariage n'est pas confirmé mais est dissous. En déclarant implicitement la virginité de Richarde, Reginon légitime le divorce car la virginité était l'excuse parfaite pour annuler le mariage.

 

En proposant l'ordalie, Richarde opte pour une défense ayant le maximum d'impact. Certes, à l'époque carolingienne la voix des femmes comptait peu mais dans certaines circonstances elles pouvaient prêter serment et être capable de peser sur les événements. La perspective d'un procès a peut-être permis d'innocenter Richarde car Reginon ne fait aucune allusion à son exécution. L'argument essentiel de Richarde est sa virginité et il est discriminant. Le roi se trouve condamné pour ne pas avoir produit d'héritier et la reine sera louée pour sa piété. L'impératrice en tant que servante immaculée de Dieu entrera au monastère et l'empereur Charles le Gros disparaîtra, malade de corps et d'esprit.

 

La virginité est l'un des rares moyens pour mettre un terme à un mariage. Mais Richarde était-elle vraiment vierge ? De l'avis de MacLean cela semble peu probable. Charles, qui avait un fils illégitime, a tenté par tous les moyens de résoudre son problème de succession et n'aurait pas toléré un mariage chaste de plus de 25 ans. Compte tenu des textes qui nous sont parvenus, souvent légendaires, il est impossible de se prononcer sur la chasteté ou sur l'adultère de Richarde. Mais toutes les chroniques, depuis celle de Reginon, semblent confirmer le libre arbitre de l'impératrice.

 

Les événements historiques ont sans doute été complexes mais la fin de la dynastie carolingienne est liée à Richarde, impératrice chaste, qui laisse derrière elle un empereur affligé et tourmenté. Reginon nous apprend qu'une fois que l'impératrice l'a quitté, Charles devint malade et sombra dans la folie. En fait, Charles est décédé d'un accident vasculaire cérébral peu après le divorce en 888. Reuter rappelle que les attaques qui visaient les épouses royales étaient dirigées en fait contre le mari et précise que celles-ci devenaient plus directes quand le souverain tombait malade.

 

L'histoire de Richarde va être vulgarisée et de plus en plus connue au-de-là du diocèse de Strasbourg. Par exemple, la chronique du XIIième siècle dite de l'Analyste saxon qui laisse ouvert le problème de l'existence ou non d'un procès relate des miracles qui se seraient déroulés sur la tombe de Richarde à Andlau. A la même époque la tunique de Richarde réapparaît comme relique appartenant au couvent d'Etival qui dépendait d'Andlau jusqu'au XIIIième siècle. Le notoriété de Richarde va se développer par le culte des reliques et les récits légendaires de son épreuve par le feu.

 

La chronique impériale « Kaiserchronik »

 

A côté des sources qui nous sont parvenues, la légende s'est vraisemblablement perpétuée à travers des versions orales. Le culte de Richarde s'est développé à Andlau, Strasbourg et plus largement dans le sud-ouest de l'Allemagne par des reliques, des sculptures, des objets et des livres liturgiques. La chronique impériale « Kaiserchronik » nous rend bien compte de la représentation légendaire de la sainte. Cette chronique a été relayée dans de nombreux manuscrits et largement diffusée au XIIième siècle. Le fait que la légende occupe une aussi large place dans la chronique souligne l'importance de la figure de Richarde et du procès par le feu pour le règne de Charles le Gros. La chronique décrit une Richarde vertueuse et un conjoint naïf et incompétent. L'auteur, qui était certainement un clerc bavarois, et ses successeurs qui ont poursuivi le projet, retracent pour chacun des empereurs, romains ou allemands, un épisode marquant de leur vie de Jules César à Conrad III. Pour ce qui est de Charles le Gros tous les versets sont consacrés à l'histoire miraculeuse de son épouse qui s'est lavée de l'accusation d'adultère et aurait survécu à un procès par le feu. Outre le récit détaillé de l’événement, la chronique impériale dépeint les courtisans se liguant contre elle pour provoquer sa chute.

 

La légende de Sainte Richarde était connue mais la version développée dans cette chronique est la plus élaborée. La narration du miracle est une énigme pour les chercheurs modernes, plus ampoulée elle diffère par sa structure des textes courts et historiques qui ont suivi l'histoire de Charlemagne. Différentes hypothèses ont été avancées pour expliquer cette différence. Monika Pohl suggère que c'est en raison de la popularité de l'impératrice que l'auteur s'est écarté de la relation traditionnelle des événements. Dagmar Neuendorff pense que l'auteur de la chronique manquait de matériel pour Charles le Gros comme pour Louis le Pieux. Haug démontre que les biographies des empereurs servent de trame pour développer des événements marquants de leur vie. L'histoire de Richarde semble donc avoir été ce fait marquant de l'histoire de Charles le Gros.

 

L'histoire du divorce de Charles, bien qu'étant moins dramatique que celle de Lothaire II, a donné lieu à des rumeurs relayées dans la chronique impériale. L'auteur de la chronique souligne la véracité historique de son récit tout en relayant des éléments purement imaginaires. En tant que source narrative, les chroniques ressemblent à des annales qui retracent les faits historiques mais elles en diffèrent par leur rédaction. Les annales étaient généralement écrites à la fin de l'année alors que les chroniques retracent un récit historique dans son ensemble d’événements souvent anciens. Dans la chronique impériale les repères historiques sont enrichis de récits plus complets et souvent légendaires. Les récits légendaires ne sont pas seulement un divertissement mais puisent leurs informations dans l'histoire et dans la religion. Par ce caractère hybride la chronique impériale échappe à toute classification entre histoire et fiction. Plutôt que de séparer les événements historiques des événements légendaires l'étude de ce texte permet d'analyser le genèse d'une légende se développant autour d'un personnage historique.

 

La chronique impériale est un divertissement qui mélange des moments humoristiques et des moments plus graves traversés par le dernier couple impérial. Elle brouille les frontières entre précision et authenticité, entre réalisme et émerveillement, entre divertissement et sanctification du personnage de Richarde.

 

Outre une introduction générale décrivant le caractère exemplaire de Richarde, la chronique décrit la trahison des courtisans envieux, la confrontation entre Charles et Richarde, la préparation de cette dernière et l'exécution du procès par le feu et le châtiment mortel de traîtres. Plusieurs éléments sont propres à cette version de la légende comme le nom d'un des conjurés (Sigerât) et la pendaison de ces derniers après l'épreuve du feu. Les conspirateurs rendent le conflit plus compliqué et ajoutent une note divertissante au récit. Si l'épisode est centré sur le miracle de Richarde il est également question du caractère naïf et plutôt simple d'esprit de Charles. Les situations dans lesquelles ce dernier est impliqué sont accompagnées d'effets comiques et son personnage est présenté comme dédaigneux.Charles croit aveuglément le calomniateur Sigerât et sa réaction de retourner au lit montre qu'il est incapable de voir qu'il s'agit d'une attaque contre sa personne. Au lieu de défendre sa réputation il se retire dans sa chambre à coucher ce qui dénote un comportement comique et pathétique. Richarde est surpise de l'y trouver et lui fait remarquer qu'il néglige sa prière matinale.

 

L'étonnement de Richarde fait écho à notre propre surprise devant le comportement de Charles. Et la suite est cette gifle assénée à Richarde qui dénote une absence totale de diplomatie. Il dit qu'il regrette de l'avoir rencontrée et la menace de mort si il se révélait qu'elle l'avait déshonoré. Charles a du mal à trouver ses mots et ce n'est qu'après que Richarde ait exprimé sa volonté d'affronter la mort pour prouver son innocence qu'il réprime sa colère et déclare : - vous vous êtes engagé dans un amour illégal - à quoi es-tu bonne pour l'empire ?.

 

D'une manière plus générale le règne de Charles est considéré comme un échec tout au long du Moyen-Âge. Les chroniques racontent d'une manière vivante son incapacité à faire face à une invasion viking à Paris. L’événement concernant son divorce rapporté dans la chronique ne fait qu'appuyer cette thèse. Le narrateur présente Richarde comme une femme noble, louable, vertueuse et honnête qui propose de se soumettre à un moyen potentiellement mortel pour se libérer des allégations portées contre elle. Richarde, le personnage principal de l'histoire, prend l'épreuve suffisamment au sérieux qu'elle envoie un mot à quatre évêques pour qu'ils se confessent, prient et jeûnent. Selon ses propres termes elle place sa confiance en Dieu qui a délivré Suzanne des calomniateurs. Cette référence à Suzanne, qui est coutumière s'agissant de reines traduites en justice et blâmées à tort, exalte la sainteté de Richarde.

 

Pendant le procès Richarde réaffirme son innocence et place sa confiance en Dieu. Dans l'assistance on reconnaît des évêques, des ducs et beaucoup d'autres personnes susceptibles d'attester le miracle qui va se produire. Ce procès raconté aussi clairement qu'un témoignage oculaire augmente la tension nécessaire à l'accueil d'un événement sensationnel. Avant que la chemise cirée spécialement préparée par Richarde ne soit enflammée, la scène combine la confiance rationnelle de Richarde et la réaction émotionnelle de la foule.

 

L'épreuve elle-même est décrite de manière dramatique : le vêtement qui couvre l'intégralité du corps s'enflamme aux mains, aux pieds et brûle pendant près d'une heure avant de laisser Richarde indemne. Soulagée par l'issue des événements la foule rend grâce à Dieu. Richarde, vainqueur de l'épreuve, quitte joyeusement le tribunal en tournant le dos à l'empire pour se consacrer entièrement à Dieu. La conclusion de l'épisode est sans appel : « Charles n'a pas été juge mais seigneur pendant onze ans».

 

L'allusion à la fonction de juge est une allusion à son incapacité à évaluer la situation et à son échec de dirigeant. La description pathétique de la figure de Charles accroît le sens du miracle accompli et Richarde apparaît comme une impératrice inébranlable et majestueuse qui a tout l'empire derrière elle. En ignorant l'aspect de la virginité, l'auteur de la chronique montre que celle-ci n'était pas nécessaire pour qu'elle puisse se disculper.

 

 

Quand l'histoire devient légende

 

Le triomphe de Richarde n'est pas uniquement la conséquence de la chronique impériale. La personnalité de Richarde était populaire et sa légende se perpétuait par tradition orale. Il est difficile d'évaluer la contribution de la chronique à cette légende. Il se peut que d'autres sources, orales ou écrites, aient diffusé une version tout aussi riche que celle de la chronique.

 

Le premier récit du divorce du Xième siècle par Reginon de Prüm a préparé le terrain de la légende du feu en représentant une impératrice consciente de sa sexualité et qui avait le choix d'en user. La virginité va devenir un aspect essentiel de son engagement religieux. Sur ce sujet la narration de la Kaiserchronik est plus ambiguë. Les éléments clés pour accéder à la sainteté sont sa vie d'épouse fidèle, sa piété, les accusations proférées contre elle et le procès par le feu.

 

La figure historique et légendaire de Richarde montre que la femme dans l'empire carolingien était proche du pouvoir mais ne l'exerçait que rarement directement. Cela se produit quand les généalogies changent. Ainsi, dans les jeux de pouvoir, les histoires de femmes deviennent un moyen de détourner l'attention en prévision d'une transformation politique. Dans le cas de Richarde cette transformation n'est ni plus ni moins que la fin du règne des carolingiens. L'histoire de l'impératrice en tant que sainte vierge masque l'échec de garantir la succession de l'empire. Sa .chasteté et dans certains cas sa virginité la rachète et lui permet d'abandonner le mariage. Mais l'histoire a développé sa propre logique qui a mené à la chronique impériale des siècles après que Richarde eut quitté ou ait été chassée du pouvoir en 887.

 

Nous pouvons imaginer que l'intention de Charles était de préparer un divorce afin de se remarier et de donner naissance à un héritier. Toute cette histoire pourrait être comprise comme un spectacle orchestré pour montrer que le mariage était chaste. Pour se débarrasser de sa femme il ne va pas la mettre en douce dans un couvent. A la lumière des tentatives des souverains carolingiens précédents cette décision aurait été inacceptable car les lois sur le mariage étaient très codifiées et les contemporains auraient réclamé des explications. Peut-être que cette nécessité de justification était une porte de sortie pour Richarde qui, placée sous la pression de produire une progéniture, lui permettait de suivre son destin qui était d'entrer au monastère.

 

Nous ne pouvons pas reconstituer entièrement les événements qui entourent ce divorce tels qu'ils nous sont parvenus à travers le prisme des annalistes et des chroniqueurs. Cependant c'est Reginon de Prüm qui, le premier, déclare qu'un divorce est possible si le mariage n'a pas été consommé. Un divorce consensuel ne suffisait pas, il a fallu faire valoir que l'union était invalide sur la base de la virginité de Richarde. Le fait que l'ordalie par le feu appartienne au répertoire légendaire des femmes accusées d'adultère n'a pas entravée sa célébration comme sainte mais a renforcé son culte et sa popularité.

 

 

 

 

 

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