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Rouffach et l'Obermundat

Rouffach, anciennement Rubiaco (662), est aujourd'hui un paisible chef-lieu de canton de moins de 5000 habitants, situé à l'endroit où l'Ohmbach, qui prend sa source sur les pentes du Petit-Ballon, se jette dans la Lauch. Le promeneur qui prend le temps de visiter cette cité, à l'écart des flux touris-tiques, ne peut être que frappé par le nom-bre de maisons anciennes (du 14ième au 18ième siècle), par l'imposante église Notre-Dame de l'Assomption, par la gracieuse église des Récollets malheureusement laissée à l'abandon (13ième siècle), et par les impressionnants bâtiments qui entourent la Place de la République. Encore une flânerie le long des remparts et nous voilà invités à laisser vagabonder notre imagination pour nous représenter le destin que pouvait avoir cette cité au Moyen-Âge.

 

L'origine de l'Obermundat

 

La tradition1, reprise par maintes chroniques et chartes, dont certaines sont apocryphes, veut que ce territoire, ait été donné par le roi d'Austrasie Dagobert II (650 ? 679), petit-fils de Dagobert 1er, à Arbogast, dix-neuvième évêque de Strasbourg, en reconnaissance pour avoir sauvé son fils Sigisbert blessé par un sanglier lors d'un accident de chasse. Hélas, le diplôme originel de cette donation n'est pas parvenu jusqu'à nous, mais il a été reproduit dans des écrits ultérieurs sujets souvent à caution. Il est donc impossible de connaître avec précision la consistance des terres ainsi léguées.

 

L'accident se serait déroulé à proximité d'Ebersmunster, là où l'ermite Déodat rassembla une communauté de moines sur des terres léguées par Etichon (Adalric), duc d'Alsace, et Bereswinde son épouse, parents de Odile la première abbesse de Hohenbourg. Le terme « Eber », en langue allemande, veut dire verrat et on le retrouve accolé au futur monastère (Ebersmunster) et au village situé à proximité (Ebersheim). La scène, elle, est reproduite sur le maître-autel de l'église de Rouffach, racheté par la ville en 1803 et qui provenait des Dominicains de Colmar, et aussi sur un relief de la collégiale Saint-Martin de Surbourg, ancien monastère fondé par Arbogast.

 

Rouffach était au Moyen-Âge une résidence des rois mérovingiens, bâtie sur un monticule bordé de vignes, qui deviendra un château-fort nommé Isenbourg. La vue ci-dessus, obtenue par gravure sur bois et publiée en 1548 dans la Cosmographie de Sébastien Munster nous donne une idée de l'importance de la forteresse. La propriété sera vendu comme bien national après la Révolution et passera aux mains, après différents autres propriétaires, de Xavier Ostermeyer, conseiller général et maire, qui fit bâtir le château actuel (1880-1895) exploité aujourd'hui comme hôtel de luxe et restaurant gastronomique. La ville s'est développée au pied de cette forteresse et a été entourée de remparts et de douves au 13ième et 14ième siècle

 

Les possessions épiscopales de l'Obermundat

 

On appelle Obermundat ou mundat supérieur l'ensemble des possessions de l'évêché de Strasbourg en Haute-Alsace par opposition au Niedermundat, territoire placé sous la tutelle féodale de l'abbaye de Wissembourg. Si sur le plan spirituel la Haute-Alsace était rattachée à l'évêché de Bâle, sur le plan temporel les territoires étaient placés sous l'autorité et la protection de l'empereur, d'un seigneur, d'un abbé ou d'un évêque. Le terme germanique mund exprime ce pouvoir de tutelle et de protection et il a donné en français le terme de mainbour. Si l'essentiel des territoires appartenant à l'évêché de Strasbourg était situé autour de Strasbourg et dans l'Ortenau, l'Obermundat regroupait les possessions en Haute-Alsace administrées par un bailli épiscopal.

 

Les historiens estiment que la donation initiale devait comprendre la ville de Rouffach avec le château d'Isenbourg et le village aujourd'hui disparu de Sundheim, la ville de Soultz avec le village disparu d'Alschwiller, Wuenheim, Rimbach-Zell, Hartmannswiller, Guebershwihr, Pfaffenheim, Osenbuhr, Orschwihr, Gundolsheim, Soultzmatt, Osenbach, Wintzfelden, Westhalten et Herrlisheim. A ces possessions vont s'ajouter, après l'extinction de la famille des Eguisheim au 13ième siècle, la ville de Sainte-Croix, le bourg d'Eguisheim, Wettolsheim et d'Obermorschwihr et au 14ième siècle les fiefs de Jungholtz, Bollwiller, Zellenberg, Bennwihr et Hattstatt. Ces importants territoires vont former deux baillages (Rouffach et Soultz) et une prévôté (Eguisheim).

 

Le patrimoine architectural de la ville

 

La richesse du patrimoine architectural s'explique en grande partie par le fait que la ville est devenue au Moyen-Âge la résidence des nobles et ministériels, vassaux de l'évêché et soutiens des Habsbourg avoués de l'Obermundat, de chanoines du chapitre, de membres aisés des corporations et de cours colongères qui appartenaient jadis à des abbayes comme Eschau, Lucelle, Pairis ou Murbach. Le rôle de la noblesse va décliner au cours des siècles avec l'appauvrissement de l'évêché, le développement de la bourgeoisie et l'essor des villes impériales. D'après Thiébaud Walter, historien local, qui a épluché les archives, il n'y a plus que 5 nobles qui faisaient partie de la  Stubengesellschaft  du magistrat de la ville en 1581 dont seulement deux habitaient encore à Rouffach. Il faut se rappeler aussi que dès l'époque romaine une carrière de grès jaune était exploitée au Strangenberg et que cette pierre a permis la construction d'édifices à Rouffach mais aussi dans les environs comme la collégiale Saint-Thiébaud de Thann, celle de Colmar ou la Régence d'Ensisheim. Parmi les différentes implantations il faut encore citer celle des chevaliers de l'Ordre Teutonique qui installèrent leur Commanderie à Sundheim, village situé à proximité, aujourd'hui disparu, avant de la transférer, pour des raisons de sécurité, à l'intérieur des remparts de la ville.

 

Entourant la place de la République outre l'église Notre-Dame de l'Assomption, nous trouvons l'ancienne maison du Grand Chapitre, l'ancien Hôtel de Ville dont l'aile droite est du 15ième, la Tour des Sorcières faisant partie des fortifications dont la base est du 13ième siècle, l'ancienne Halle aux Blés et l'ancienne maison de l’Oeuvre Notre-Dame. En parcourant les rues de la ville on peut aussi découvrir plusieurs maisons patriciennes dont certaines sont encore décorées d'un oriel, l'ancien siège de la corporation « A l'éléphant », l'ancienne grange dîmière épiscopale ou les anciens bains publics.

 

Du Moyen-Âge aux traités de Westphalie

 

Dans son histoire de la province d'Alsace (1727) le Père Louis Laguille évoque le conflit qui a opposé les habitants de Rouffach en 1106 à l'empereur Henri V, fils de Henri IV célèbre pour son action pendant la Querelle des Investitures et son voyage à Canossa. Ce récit est inspiré par la Vita Henrici IV, biographie anonyme de Henri IV qui a été rédigée peu après sa mort. Son fils Henri V fit une tournée pour s'assurer de la fidélité de ses sujets, arrivé à Rouffach ses soldats s'étaient mal comportés avec les habitants qui étaient réputés pour savoir manier les armes. Ces derniers se rassemblèrent pour chasser la soldatesque et même les femmes participèrent au combat. La roi et sa suite furent contraints de fuir en laissant sur place, dans la précipitation, les ornements royaux. Mais le roi revint plus tard pour mettre la ville à feu et à sang, sans doute vexé par cette déroute peu glorieuse.

 

Cet événement donna naissance à la fameuse légende des femmes de Rouffach relatée par Auguste Stöber dans « Die Sagen des Elsassess » (1892). Le forfait est attribué au prévôt qui avait éconduit une fille de Rouffach et le courage est reconnu aux femmes qui se soulevèrent et entraînèrent les hommes pour laver l'affront. Depuis, ajoute la chronique populaire, le côté droit de la nef de l'église ND de l'Assomption est réservé aux femmes. Mais il-y-a d'autres endroits, même en Alsace, où les femmes bénéficient d'une telle prérogative tombée aujourd'hui en désuétude.

 

Après la mort de Gertrude de Dabo (1225) et l'extinction de la famille des Eguisheim-Dabo va s'ouvrir une véritable bataille (1228) autour de la succession entre l'évêque Berthold de Teck allié au landgrave Albert de Habsbourg et Frédéric II de Ferrette. Ce différend occasionnera des destructions dans l'Obermundat et va se solder par la défaite de Frérédic II à Blodelsheim et un accord de paix (1230).

 

Dans la bataille pour le trône de Germanie qui opposa Albert de Habsbourg, fils de Rodolphe 1er, à Adolphe de Nassau c'est cette fois Thiébaud de Ferrette, petit-fils de Frédéric II, bailli de Haute-Alsace, qui va entrer en conflit avec l'évêque Conrad de Lichtenberg (1298) et ravager l'Obermundat. Le 13ième siècle est encore marqué par le développement de la ville, l'abandon de l'avouerie par les Habsbourg, des confrontations avec la ville rivale de Colmar et le début de l'édification des remparts destinés à assurer la protection.

 

C'est au début du 14ième siècle (1308 et1338), période où sévissait la peste noire, que la ville fut le théâtre de progromes à l'encontre des juifs et un grand nombre d'entre eux furent brûlés ou exécutés en un lieu appelé encore aujourd'hui la Judenmatt et situé derrière le Parc d'Activités de Rouffach. Au 15ème siècle l'Obermundat a été envahi par les Armagnacs, conduits par le dauphin, futur Louis XI, qui se sont repliés en Alsace après l’âpre bataille de Saint Jacques à Bâle. L'évêque Conrad de Busnang qui succéda à Guillaume de Diest et qui, renonçant à la crosse épiscopale contre l'obtention de l'usufruit de l'Obermundat, négocia avec Louis XI à Ensisheim et réussit à limiter les dévastations. Le prêtre Materne Berler (1487-1573), ancien élève de l'école latine de Sélestat, curé de Guerberschwihr mais natif de Rouffach, rend compte de ces deux événements dans sa chronique rédigée entre 1510 et 1530. L'original a malheureusement disparu dans l'incendie du Temple Neuf à Strasbourg en 1870 mais une centaine de pages recopiées, notamment par l'archiviste Louis Schneegans, sont parvenues jusqu'à nous.

 

Rouffach est aussi connu pour les procès intentés aux sorcières (1571 à 1664) et les archives de la ville conservent encore quelques traces de ces interrogatoires qui précédèrent leur mise à mort généralement sur le bûcher. A proximité de la ville, sur la colline du Bollenberg, à l'endroit où se dresse aujourd'hui une chapelle qui domine la plaine et la Vallée Noble se déroulaient, selon la conscience populaire, les sabbats. Curieusement, c'est par une fête annuelle, que la population célèbre encore aujourd'hui cette peu glorieuse page de notre histoire.

 

La Réforme n'eut que peu de répercussions dans l'Obermundat où les sujets restèrent fidèles à la religion catholique suivant la maxime latine cujus regio ejus religio (tel prince telle religion). Thiébaud Walter, dans son histoire de Rouffach, relate toutefois qu'un chapelain suspect d'être en relation avec les protestants fut emprisonné et que la femme de Blaise Beck qui fréquentait des anabaptistes fut noyée dans l'Ohmbach. De même, si Rouffach a connu quelques soulèvements paysans en 1514, la vague de la guerre des paysans allemands qui a déferlé en 1525 sur l'Alsace n'a eu que peu d'incidences sur la cité.

 

La Guerre de Trente Ans (1618 à 1648) ne toucha véritablement Rouffach et ses environs que lors de l'irruption des Suédois en Alsace (1633 – 1635) qui assiégèrent la ville défendue par les habitants et les impériaux. Elle fut contrainte de capituler et les mercenaires saccagèrent la cité et massacrèrent ou rançonnèrent la population. Malgré les traités de Westphalie, l'Obermundat resta sous la tutelle de l'évêché jusqu'en 1663 date à laquelle l'évêque François Egon de Furstenberg céda ses possessions au Roi de France. C'est après la campagne de Turenne et la victoire de Turckheim (1675) et par la Politique des Réunions (annexions en temps de paix sous couvert d'une décision de justice) qu'un arrêt du Conseil Souverain d'Alsace du 9 août 1680 va placer les différentes seigneuries sous l'autorité de la couronne de France mettant de fait un terme à l'Obermundat.

 

Bruno Meistermann

 

1 cette tradition a pour origine les récits légendaires de la "vita Deodati" rédigée en 1049 par Humbert de Moyenmoutier, de la vie de Saint Arbogast écrite par un prêtre du chapitre de Strasbourg vers 950 et de la légende de Saint Materne.

 

Indications bibliographiques

Thiébaud Walter : Abrégé de l'histoire de la ville de Rouffach 1920

Thiébaud Walter : Rouffach, son passé, ses curiosités et ses ressources 1928

Thiébaud Walter : Aus der Schulgeschichte des alten Rufach 1901 Mitteilungen der Gesellschaft fûr deutsche Erziehungs und Schul Geschichte 1901

Abbé Grandidier : Histoire de l’Église et des Évêques-Princes de Strasbourg 1777

M. Ginsburger : Die Juden in Rufach : Schriften der Gesellschaft für Gescichte der Israeliten in Elsass Lothringen : 1906

Louis Spach : Conrad de Busnang Évêque de Strasbourg à Rouffach : Bulletin de la Société pour la Conservation des Monuments Historiques 1860-1861

Jean-Daniel Schoepflin : Le Mundat de Rouffach dans Histoire des villes, villages et hameaux de la Haute-Alsace 1828 René Bornert : les origines du monachisme en Alsace : Revue d'Alsace 2008

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